CHAPITRE 22
Le vieil homme n’avait guère changé : sans doute s’était-il un peu tassé, mais son visage avait gardé l’air de martiale rigueur qui avait tant impressionné Judas à leur première rencontre.
« Quand j’ai appris les troubles qu’il y avait en ville, j’étais sûr que j’allais te revoir. Entre, Judas. Vous menez une lutte à laquelle je n’ai pas eu le courage de m’associer totalement, mais qui est nécessaire. La ville bout et vous pouvez gagner. Tu es avec ce nouveau prophète, celui qui a provoqué cette mémorable bagarre au Temple ?
— Oui.
— Très habile, ce garçon. La manière dont il a organisé son entrée en se conformant exactement aux prédictions était étonnante : sur un âne que personne n’avait encore bâté, comme annoncé chez Ézéchiel, arrivant au mont des Oliviers, où Zacharie a prévu l’apparition de Dieu à la fin des temps. Il connaît ses Écritures. Il n’est pas qu’habile, d’ailleurs. Il a aussi pleinement compris ce qu’il y a de plus beau dans nos efforts, notre envie depuis des années de rendre la religion personnelle au lieu de collective, morale au lieu de rituelle… Tu sais que je l’ai rencontré ?
— Toi ? Mais où ?
— Avec ses fidèles, au printemps dernier, à la troisième lune, près de Tibériade. Je n’ai appris que depuis peu que tu l’avais rejoint.
— Il ne m’en a pas parlé. »
Judas était un peu vexé.
« J’ai tenu à ce que cela reste très discret. J’étais en Galilée, rentrant de Césarée, et je l’ai entendu parler sur une colline, en face du lac. Ce qu’il a dit m’a troublé. Il connaît nos textes, et s’en inspire beaucoup plus que ses ennemis ne veulent bien le dire : la terre promise aux pauvres comme dans les Psaumes ; aimer son prochain autant que soi-même comme l’a demandé Moïse ; le pardon comme chez Ben Sirach… Mais il y a en lui une persuasion, un charisme et une bonté qui forcent l’attention, ainsi qu’une grande intelligence politique de la situation. Il ne m’a pas convaincu sur tout, en particulier par cette prétention à se croire quasiment en communication directe avec Dieu… De même, sa regrettable tendance à l’obscurité m’a souvent gêné : quand je lui ai demandé s’il était venu instaurer le royaume, il m’a répondu quelque sentence du type : “Personne, à moins de naître à nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu”, ce qui ne m’a guère éclairé. La rencontre a néanmoins été passionnante. Mais quel dommage qu’il ait toujours été si dur avec les pharisiens : beaucoup d’entre eux auraient pu le suivre sans cela… Est-ce qu’au moins vous le cachez soigneusement ? Je pense que les Romains ne dédaigneraient pas de le voir dans leurs geôles. Et il serait dommage qu’il y finisse : nous avons besoin de gens de sa trempe.
— C’est un peu pour cela que je viens te voir. Pourrais-tu me présenter à quelques membres du Sanhédrin influents, qui m’écouteraient sans me dénoncer ?
— Bien sûr. Mais pourquoi ? »
Alors Judas raconta sa dernière conversation avec Jésus, expliqua à quel point la victoire, malgré l’épisode de Siloé, était presque dans leurs mains, mit en avant tout ce que Jésus avait incarné pour lui et sans doute pour leur cause. Nicodème écoutait, avec une bienveillante attention.
« Et Barabbas est aujourd’hui dans les geôles de Rome…
— Je le sais, hélas, mais je ne pense pas qu’ils aient encore réalisé qui il est vraiment. Cela ne devrait cependant pas tarder.
— Hier, nous avons eu une réunion avec un dénommé Azvi. Il a suggéré un plan qui m’a révolté. Il voulait que l’un d’entre nous livre Jésus en lui faisant porter la responsabilité de tout, pour obtenir ensuite la libération de Barabbas.
— C’est effectivement une idée assez ignoble. »
Nicodème attendait la suite. Judas respira longuement avant de se lancer.
« Je crois en fait qu’elle est bonne. »
Le sanhédrite parut stupéfait.
« Comment cela, bonne ? Toi, tu soutiendrais la trahison de ton ami, de ton maître ?
— Écoute-moi, sans m’interrompre. »
Les mots sortaient de la bouche de Judas en une bouillie verbale dont Nicodème reconstituait le sens plus qu’il ne l’entendait.
« Je sais que la ville est prête à la révolte. Il ne lui manque qu’un chef. Cette occasion ne se reproduira sans doute pas avant longtemps. Il n’a pas le droit de la laisser passer ainsi. Je t’ai dit dans quelle voie il s’égare. Je le connais depuis trop longtemps, j’ai pu trop souvent juger ses réactions pour croire qu’il puisse maintenant prêcher l’inaction.
— Ce n’est pas l’inaction, Judas. C’est une autre forme d’action…
— Mais qui ne sert à rien ni à personne. Depuis qu’il s’est mis en tête qu’il était lié avec Dieu, il ne pense plus à tout ce qu’il peut faire là, maintenant. Je suis pourtant convaincu que, dans le fond, ce n’est pas cela qu’il souhaite.
— Et alors ?
— Alors, s’il était mis au pied du mur, s’il sentait autour de lui la foule qui le réclame, il renoncerait à ses illusions et prendrait pour de bon la tête du mouvement.
— Au pied du mur ? »
Nicodème avait déjà compris, mais voulait contraindre Judas à aller au bout de sa pensée.
« En prison. Face aux Romains, directement, de façon à ne plus pouvoir reculer, murmura-t-il.
— Tu proposes donc que l’un d’entre nous livre Jésus pour l’obliger à intervenir et à prendre la tête de cette révolte.
— Oui. Exactement.
— Et du même coup faciliter la délivrance de Barabbas.
— En plus. Mais ce n’est pas le plus important à mes yeux. Les Romains s’apercevront vite que Jésus n’est pour rien dans les émeutes, et ils seront obligés de le libérer. Alors il sera mûr pour être notre chef. Il faut l’obliger à reconnaître qu’il est le seul à pouvoir prendre la tête de la révolte.
— Mais comment es-tu certain qu’il le fera ? N’as-tu pas tendance à croire que tes désirs sont les siens ?
— Il n’aura plus le choix. Tu le vois renoncer à la victoire à portée de main ?
— Cela paraît effectivement peu probable. Et puis, le fils de Dieu se laisser crucifier… »
Il éclata d’un rire incongru.
« Et qui chargerais-tu de cette infamie ? »
Le moment le plus dur arrivait. Judas ferma les yeux.
« Je ne peux laisser quelqu’un d’autre le faire. Ce sera moi.
— Tu en es sûr ? Tu sais que si quoi que ce soit échoue, tu resteras à jamais le traître.
— Je le sais. Mais rien ne peut échouer. Je me suis promené en ville : tout le monde est avec nous. Tu as vu le désordre causé au Temple : la foule nous a protégés. »
Il montait le ton, comme pour se convaincre lui-même.
« De toute façon, personne d’autre ne pourrait le faire. Je suis le seul à savoir à la fois où se cache Jésus et où pouvoir atteindre les membres du Sanhédrin sans me retrouver immédiatement sous la torture. Anne sera ravi de l’arrangement : il prouvera comme cela à Rome qu’il est capable de faire sa police, et ne se doutera jamais qu’au contraire son geste déclenchera l’émeute finale… »
Nicodème restait muet. Épuisé par son effort, Judas ne bougeait plus, transpirant, attendant un mot du vieux chef juif.
« Je ne sais si tu as raison, Judas. Je ne sais plus. Depuis des années, nous avons tellement cru, tellement espéré pour être si souvent déçus. Qu’est-ce que ton Jésus peut nous apporter ? Sa force de conviction est évidente. Mais est-il vraiment celui qu’il nous faut ? Ton stratagème va-t-il aboutir ? Fais comme tu l’entends : je me déclare incompétent. Je vais contacter des membres du Sanhédrin : il en est suffisamment parmi eux que ton ami exaspère pour que je n’aie guère de difficultés à les convaincre. Si tu es toujours d’accord pour ce… pour prendre ce risque, repasse ce soir après le coucher du soleil. Ils seront là. »
Judas rentra chez Caleb. Jésus s’y retrouvait seul avec les douze apôtres. Il avait tenu à ce qu’il n’y ait plus qu’eux dans la maison et avait renvoyé quelques fidèles qui avaient retrouvé sa trace. Tous étaient couchés sur des banquettes avec des vêtements propres, comme l’exigeait la Loi. Judas arriva le dernier. Jésus, pour une fois, avait lui-même apporté les plats sur la table et aidé les femmes à mettre le couvert, il avait même lavé les pieds de Pierre, ce qui avait mis tout le monde, surtout Pierre, très mal à l’aise.
Le début du repas fut assez morne. Une sourde tension rongeait les participants. Le froid de ce début de printemps entrait par les portes disjointes. D’emblée, Jésus avait donné une solennité qui n’avait pas lieu d’être à cette simple réunion en disant à ses proches ainsi réunis :
« J’ai ardemment désiré ce repas avec vous avant de souffrir. »
Les apôtres s’étaient regardés. Cela faisait déjà quelque temps que Jésus ne pouvait plus s’adresser à eux sans évoquer sa mort et pas un ne comprenait encore bien ce que cela voulait dire. Il eut ensuite des paroles obscures au moment de distribuer le pain, remplit une coupe de vin en annonçant : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang », ajoutant en mangeant : « S’il arrive que je ne sois plus parmi vous, faites ceci en mémoire de moi. » Judas écoutait à peine, et mastiquait sans s’en rendre compte. Il voyait le soleil qui tombait et sentait que se rapprochait le temps d’aller chez Nicodème.
Jésus mit à un moment la main dans la corbeille de pain en même temps que lui. Il immobilisa les doigts de Judas dans les siens, tirant ce dernier de ses pensées.
« L’un d’entre vous me trahira, dit-il alors.
— Pas moi, pas moi, se mirent à jurer tous les apôtres.
— Non : c’est celui qui met la main au plat avec moi en ce moment. »
Judas dégagea sa main comme si un serpent l’avait piqué et regarda Jésus, paniqué. Le visage du prêcheur restait impassible. Il eut l’impression que Jésus lui donnait son accord, le rendait au destin qu’il avait choisi, comme s’il s’y attendait, comme si cela devait même l’aider lui aussi à accomplir ce qui devait l’être. Alors, pour ne pas prendre le risque de changer d’avis, Judas se leva précipitamment, bouscula Jean et, sans dire au revoir à personne, s’enfonça dans la nuit.
Il arriva chez Nicodème essoufflé après une longue course et s’arrêta quelques minutes pour reprendre sa respiration. Puis il poussa la grille.
Le vieil homme l’attendait, et avec lui trois autres sanhédrites, tous vêtus du manteau blanc et des houppettes bleues. Il les leur présenta.
« Voici Siméon, Moïse et Joseph. Ma démarche les a étonnés, car nous ne sommes pas habituellement du même bord. Mais je les crois aptes à écouter ce que tu as à leur proposer, et à en tirer le meilleur parti. »
Judas sentit dans la façon dont ils lui rendirent son salut le mépris avec lequel il savait qu’il devrait désormais vivre, même en cas de triomphe.
« Je suis venu vous livrer le prophète Jésus.
— Prophète ? Tu as de ces mots pour un simple fauteur de troubles ! »
Joseph ricana longuement. Judas se planta les ongles dans la peau de la main pour avoir la force de continuer.
« Il est beaucoup plus qu’un simple fauteur de troubles. C’est un des chefs de la clandestinité. C’est lui qui a en grande partie dirigé l’émeute de la tour de Siloé. »
Les trois hommes bondirent.
« Comment cela, dirigé l’émeute de la tour ? D’où tiens-tu tes informations ?
— De ce que je ne l’ai pas quitté.
— Qu’est-ce qui me dit que tu ne nous tends pas un piège ? demanda Moïse.
— Quel piège ? Je vous livre un de vos ennemis : où peut bien être le piège ?
— Je ne sais pas. Tout cela m’a l’air un peu trop facile. »
Il fixait Judas avec un regard inquisiteur.
« Si cela ne vous intéresse pas, je garde pour moi mes renseignements.
— Ne sois pas si susceptible. Je me demandais juste si… Avoue que c’est étonnant. Et où se cache ce garçon ? »
C’était le moment. Jusqu’à ce qu’il ait répondu, Judas pouvait encore reculer. Après, ce serait trop tard. Il ferma les yeux et vit la foule assaillant le palais pour libérer Jésus, vit ce dernier s’adressant à elle et l’enflammant… Cette image s’imposa avec une force telle qu’il fut à cet instant absolument convaincu qu’elle ne pourrait être que vraie. Et il parla.
« il vit chez un charpentier de Béthanie, Caleb ben Iosseph. Il y a dans le même quartier un champ avec un petit pressoir d’huile, juste après la rue des teinturiers. Il y va là tous les soirs prier. Demain, à la tombée du jour, il y sera.
— Nous viendrons avec des soldats.
— Si vous voulez. Mais n’arrêtez que lui : les autres ne sont que des comparses sans importance, de joyeux rêveurs qui l’accompagnent en chantant ses louanges.
— Qu’est-ce qui nous prouve qu’il n’y aura pas là une troupe armée qui nous attendra ?
— Pour quoi faire ? Envoyez une centurie entière si vous avez peur : vous n’aurez que le ridicule d’écraser une mouche avec un marteau.
— Demain dans le champ du pressoir à Béthanie ?
— Oui.
— Nous y serons. Gare à toi si tu nous as menti. »
Judas retint le crachat qui gonflait sa bouche. Il ne les regarda pas et sortit.
La voix de Moïse le rattrapa.
« Je doute que tu fasses cela pour la beauté du geste. Quelle récompense veux-tu ? Trente deniers te conviendraient-ils ? C’est le prix d’un esclave, et celui que tu nous livres ne vaut guère mieux.
— Trente deniers ? »
Judas éclata d’un rire méprisant.
« Tu veux m’acheter pour trente deniers ? Penses-tu que c’est pour cela que je t’offre l’homme que j’ai servi et aimé ? »
Il eut presque un sanglot.
« Mais alors que veux-tu ?
— Rien. Ma récompense, je viens de l’avoir. »
Et il s’enfuit en courant.
Il ne voulut pas revoir Jésus du lendemain et resta en ville, prévenant les siens, s’efforçant de placer aux meilleurs endroits les hommes qui allaient entraîner la foule. Quand le soir vint, il se rendit au jardin où il savait trouver Jésus. En entrant, il n’aperçut que lui. Les apôtres étaient tous endormis au pied du pressoir à olives. Judas les regarda avec mépris.
Il n’avait pas pensé venir. Mais il voulait, sinon expliquer ce qui allait suivre, au moins voir et serrer contre lui une dernière fois son ami. En entrant dans le jardin, il le héla.
« Tu es bien seul. »
Jésus se retourna et lui sourit. Il avait les traits creusés, les yeux fatigués, comme si la tempête intérieure qui le rongeait depuis plusieurs jours avait eu raison de sa volonté.
« Pardonne-leur leur faiblesse. L’esprit est puissant, mais la chair est faible. »
Judas s’avança et baisa Jésus à la main, comme tout disciple son maître. Mais Jésus le prit par les épaules et l’enlaça, s’abandonnant contre lui. Judas en retira à nouveau le sentiment que Jésus s’attendait à son geste et qu’il lui pardonnait.
À ce moment, cent hommes du régiment péréen d’Hérode et cinquante des troupes du Temple investirent le jardin.
« C’est lui », crièrent-ils en désignant Jésus.
Judas se détacha de Jésus.
Les soldats bondirent, comme s’il allait s’enfuir.
Le bruit réveilla les apôtres. Ils furent immédiatement debout, le glaive à la main. Pierre se jeta devant les soldats.
« Jésus, fuis », criaient d’autres.
Le glaive de Pierre s’abattit sur un soldat, dont il trancha l’oreille. L’homme poussa un hurlement, et porta à sa tête une main entre les doigts de laquelle jaillit un flot de sang.
Les Romains à leur tour avaient dégainé.
Jésus cria :
« Arrêtez. »
Tous les combattant se regardèrent. Les deux soldats qui avaient empoigné Pierre le lâchèrent.
« Ces hommes sont là pour moi. Ils savent qui je suis et viennent m’arrêter. C’est la volonté de mon père. »
Il parut souffrir intensément en prononçant ces mots.
« Rangez vos armes, et laissez cela s’accomplir. »
Pierre cria.
« Mais nous n’allons pas les laisser t’emmener !
— Si, vous allez le faire. »
Jésus vint de lui-même se ranger entre les soldats. Les disciples, désarçonnés, ne bougèrent pas. Jean, ne pouvant supporter la scène, s’était déjà enfui, laissant son manteau entre les mains du soldat qui avait tenté de le retenir.
« Nous n’avons d’ordre que pour celui-ci, dit le centurion. Allons-y. »
Quand la petite troupe, entourant le prisonnier dont les mains avaient été garrottées, franchit la porte du jardin, Judas eut le sentiment que tout allait, pour Israël aussi, enfin s’accomplir. Et il fut heureux.
Jésus fut interrogé le lendemain matin par le Sanhédrin, d’abord en comité restreint chez Anne, puis en grand comité chez Caïphe. Judas passa à nouveau la matinée à vérifier que tout le monde était en place. Il avait fait poster des hommes dans les coins stratégiques de la ville, des hommes souvent armés. Partout où il devait y avoir une foule, il avait des gens prêts à l’entraîner. Sur sa demande, Nicodème avait, pour l’après-midi, obtenu l’autorisation de rendre visite à Jésus. À ce moment là, Jésus donnerait le signal de la révolte, et il en prendrait la tête.
Le plus important était d’abord de placer des hommes dans la foule qui allait assister à la libération annuelle d’un condamné. Quand Pilate apparut, cela faisait déjà une heure que les badauds piétinaient. Le préfet semblait indifférent et hautain, et son masque de père sévère regardait loin devant lui. Jésus fut amené avec les autres prisonniers libérables dans la cour. Judas frémit en voyant les marques de fouet qui ensanglantaient le manteau pourpre, signe ironique de royauté, qu’on lui avait jeté dessus. Il savait qu’il risquait la crucifixion, la mort réservée aux rebelles à Rome. Mais il savait aussi que la vague qu’allait lancer Jésus allait submerger le palais et la garnison sans doute encore faible qui l’occupait. Pilate parla.
« Votre loi me permet de remettre en liberté l’un des nouveaux prisonniers : lequel voulez-vous ? »
Alors, de partout, les zélotes infiltrés dans la foule crièrent :
« Libère Barabbas. Libère Barabbas. » Certains, pour donner le change, criaient. « Jésus, libère Jésus de Nazareth. » Mais ils étaient beaucoup moins nombreux. D’autres noms volèrent. Plusieurs familles, dont le père ou le frère avaient été arrêtés, tentèrent de faire libérer leur parent.
« Barabbas, dites vous ? reprit Pilate, répétant le nom le plus audible. Et qui est ce Barabbas ? » Il se tourna vers les prisonniers. « Lequel d’entre vous est Barabbas ? » Il avait l’air soulagé, et les hauts dignitaires juifs aussi. Tous savaient que cette coutume n’était tolérable que si des prisonniers de second ordre en profitaient : demander la libération d’un rebelle important aurait immédiatement entraîné des complications.
Barabbas sortit de la masse des prisonniers, suscitant quelques cris et gémissements de la part de ceux qui n’avaient pas été choisis.
« C’est toi, Barabbas ? Pourquoi es-tu ainsi retenu ?
— J’ai attaqué quelques marchands sur la route.
— Un brigand ? Qu’as-tu de si remarquable qu’on réclame ainsi ta libération ? Ceux que tu as pillés n’en ont donc pas assez ? Enfin, une coutume est une coutume. Pars, tu es libre. Mais n’oublie pas que si jamais tu te retrouves ici, ce sera la mort. »
Le préfet se leva et se tourna vers ses adjoints :
« Dois-je maintenant interroger ces agitateurs ? »
Judas jubilait. La première partie du plan avait parfaitement fonctionné.
Nicodème avait assisté aux interrogatoires de Jésus. À l’heure du repas, il réussit à venir voir Judas. Mais il avait l’air préoccupé.
« Quelque chose ne va pas ?
— Je ne sais pas, avoua le vieil homme. Il a l’air à côté de ce qui lui arrive. Il est passé de chez Anne à chez Caïphe, puis a été interrogé par Pilate. Plus de douze stades en allers et retours : ils ne l’ont pas épargné… Mais son attitude est étrange. Il ne saisit aucune des perches qu’on lui tend, répondant toujours au pire pour lui. Les traducteurs ne l’aident pas, mais quand même… Chez Anne et chez Caïphe, il ne s’est quasiment pas défendu, reconnaissant ce dont on l’accusait au prétexte que tout ce qu’il avait dit était public. Il n’a, sans l’admettre, nullement nié avoir voulu s’en prendre au pouvoir du Temple. Chez Pilate, la première fois, il a annoncé que sa royauté n’était pas de ce monde, déclaration qui a semblé aussi obscure au préfet qu’à nous. Et il a ajouté : “Je suis venu ici pour rendre témoignage à la vérité.” Pilate était mal à l’aise et a voulu s’en débarrasser en le renvoyant chez Hérode. Hérode s’attendait à s’amuser avec un faiseur de tours, et Jésus l’a regardé avec mépris, refusant de faire le moindre petit miracle… Mais ce n’est encore rien : devant le Sanhédrin, il s’est déclaré fils de Dieu. Et, quand Hérode l’a renvoyé devant Pilate, qui curieusement n’a pas l’air déterminé à le faire périr, il a reconnu être roi d’Israël.
— Roi ? Mais comment cela, roi ? Tout homme qui se proclame roi parle contre César. En ce moment, c’est idiot. Qu’il sorte d’abord, et ensuite il pourra le proclamer tout à son aise. Mais si personne d’autre ne l’entend que Pilate, il est sûr de se faire condamner…
— Je ne comprends effectivement pas. Il joue un jeu très risqué, d’autant plus que, s’il doit être jugé, il faut que ce soit très vite, avant le sabbat. Pilate a beau être une brute, il sait aussi se ménager le Sanhédrin, et ce n’est pas la première fois qu’il ferait exécuter quelqu’un dont il se moque pour lui faire plaisir. Souviens-toi de Bar Sichen.
— Mais nous sommes prêts. Il n’a qu’un mot à dire, et il l’aura son royaume. Dès qu’il sera dehors et libre. Pas avant…
— Il n’a pas l’air décidé. Peut être me trompé-je, mais je suis inquiet. »
Judas pâlit.
« Il faut que je le voie.
— Que tu le voies ? Et comment veux-tu faire ?
— Obtiens-moi une audience. Tu devais le rencontrer cette après-midi, fais-toi remplacer par moi. Tu as suffisamment de contacts pour cela.
— Sous quel prétexte ?
— Il doit bien y avoir un moyen.
— Oui, peut-être, en te faisant passer pour un médecin venu examiner ses plaies et envoyé par moi.
— D’accord. J’amènerai quelques onguents. Personne ne me reconnaîtra ?
— Ceux qui t’ont vu chez moi traînent peu dans les prisons, ricana Nicodème.
— Essaie. Fais-moi prévenir chez Caleb. J’y attends ta réponse. »
Deux heures plus tard, un messager apportait à Judas un laissez-passer et un message de Nicodème.
« Tu peux venir et l’examiner. Tu disposeras d’une demi-heure. Tiens-moi au courant. »
Judas, qui avait déjà préparé quelques baumes, suivit l’homme jusqu’à la prison. L’odeur était épouvantable. Des excréments souillaient le sol. Dans un coin, deux cadavres de rats avaient été à demi rongés, et Judas frémit en songeant que c’était sans doute par les prisonniers.
Il fut introduit dans un cachot.
Jésus était méconnaissable : ses lèvres étaient fendues, un de ses yeux fermé, et ses cheveux ensanglantés lui tombaient sur le visage en lourdes mèches sales sans qu’il fit même un geste pour les repousser.
« Judas… Mais comment…
— Ne parle pas trop. J’ai pu obtenir un laissez-passer. Voici quelques onguents.
— Merci. »
Jésus prit les baumes et commença à en passer sur ses blessures. Le contact avec sa chair à vif le fit tressaillir.
« Que viens-tu faire là ?
— Je viens te dire que tout est prêt. Tu n’as plus qu’à prendre la tête de nos troupes et la ville est à nous. »
Jésus soudain eut l’air intéressé.
« Et je sortirais d’ici ?
— Ils ne peuvent pas te garder très longtemps, à moins que tu ne leur donnes des prétextes pour.
— Ils arrêteraient de me torturer ? »
L’espoir se lut sur son visage. Il regarda Judas. Pendant un instant, un dernier instant, il crut que c’était gagné. D’un coup, à cette heure où la réussite lui apparaissait évidente, le remords l’envahit.
Mais la main de Jésus, qu’il lui avait abandonnée, se crispa soudain. Il se jeta à terre et pleura.
« Mais je ne peux pas, je ne peux pas. »
Judas ne comprenait plus.
« Qu’est-ce que tu ne peux pas ? N’as-tu pas toi-même dit que tu étais roi ? Bien sûr, c’était trop tôt. Mais tu l’as dit. Répète-le une fois dehors, quand tous les hommes seront là et… »
Jésus se calma et répondit d’une voix redevenue parfaitement déterminée.
« Je ne peux pas faire ce que tu veux. Ma mission est ailleurs. Elle n’est pas sur cette terre. Ne comprends-tu pas ?
— Mais tous, là, dehors, ils t’attendent. Tu es leur seul espoir. Ils ont besoin de toi. N’entends-tu pas leurs cris ? »
Jésus eut la force de sourire, et son sourire eut cette bonté qui bouleversait Judas.
« Je ne peux rien leur donner. Judas, pourquoi faut-il que ce soit toi, mon premier compagnon, mon ami, qui me déchires ? Mon père m’a envoyé en sacrifice pour effacer vos péchés. Tous les péchés. Elle est là la révolution, la vraie, celle qui mènera au bonheur. Elle concerne le peuple de Dieu tout entier, s’étend partout sur terre et dans l’espace, et établira beaucoup mieux que vos efforts ne le feront la justice et le pardon parce que ce sera pour l’éternité. Le royaume de Dieu est en vous, en toi. Dieu n’est pas venu pour conquérir mais pour se retirer. Partout où il n’avait plus besoin de commander, il a donné les rênes à l’homme.
— Mais eux tous, là, qu’est-ce que je vais leur dire ? Tous ceux qui t’attendent ? Tu vas les décevoir horriblement…
— Je ne décevrai que ceux qui n’auront pas compris ce que je suis venu leur dire.
— Ils voulaient de toi le bonheur, la liberté, ici, maintenant.
— Je leur offre une liberté plus grande encore que celle à laquelle ils rêvaient.
— Tu nous as dit : “Je vous prépare un royaume.”
— Le royaume des cieux : pas une place-forte sur la terre… »
Ses blessures le firent grimacer. Un rat passa entre eux, qu’aucun des deux ne pensa à repousser.
« Ne m’en veux pas, Judas. Je n’ai jamais promis qu’une révolution intérieure, et tu t’es obstiné à attendre autre chose. Je n’ai jamais promis sur cette terre que des persécutions, et je suis le premier à les subir. Nos routes ne se sont croisées qu’un moment, et tu n’as jamais vraiment compris ce que j’ai essayé de te dire… Mais je t’ai aimé. Et je te pardonne. »
Judas ne savait plus que dire.
« Comment voulais-tu que je te comprenne ? Tu disais : “Donne tout aux pauvres”, et tu te laissais verser trois cents deniers de nard sur les pieds ? Tu disais : “Pardonne toujours”, et tu démolissais le bazar du Temple ? Tu disais que le salut viendrait des Juifs, et tu maudissais des villes entières ? Tu parlais d’amour, et tu gardais à tes côtés le tueur que je suis comme le plus cher de tes amis ? »
Judas criait. Des sanglots de rage se formaient dans sa gorge.
« Judas, Judas… Mon père a voulu que je vienne parmi vous et que je sois pleinement homme. Pouvais-je l’être sans vos contradictions ? Je suis le premier dieu qui ait jamais douté. Parce que je suis un homme, et un homme qui a peur, crois-le… J’ai combattu le pire des ennemis : vous-mêmes, vos péchés, votre goût pour le mal…
— Tu es fou… Tu es fou… Rien ne se fera dans l’au-delà. Tout doit se faire ici, et tu as tout gâché… tout gâché…
— Non, Judas, j’ai ouvert des portes qui ne se refermeront plus. Tu veux la justice, je demande la charité. Tu veux le bonheur de la masse, je demande l’accomplissement de chaque individu. Tu veux la victoire du peuple juif contre les Romains, je veux celle de l’humanité contre le mal. Le prix est plus cher, mais tu ne pourras pas me reprocher de ne pas l’avoir moi-même payé au plus élevé des taux. Tu as cru que nous étions d’accord sur tout. Tu t’es trompé. Mon idéal se situe ailleurs que sur cette terre. Oui, je vais fonder un royaume, mais un royaume que chacun de vous créera et irriguera par l’amour, et dont il trouvera là-haut, auprès de mon père, la récompense. Ce royaume est encore au-delà de ton regard. Le jour où tu le verras en face, tes souffrances terrestres t’apparaîtront bien vaines. »
Judas sanglotait.
« Je voudrais que tu me laisses, maintenant. J’ai peur, et je ne peux affronter cette peur que seul. Rends-moi cet ultime service. »
Judas recula jusqu’au fond de la pièce. Il tapa contre la porte de la cellule, et se retourna.
« Je ne t’ai jamais compris, je m’en aperçois maintenant. Mais moi aussi je t’ai aimé. »
Jésus eut un dernier sourire, qui se transforma vite en grimace de douleur.
Judas était déjà parti.
Il erra longtemps. Il savait que tout était perdu. Sans ce feu rayonnant qu’était Jésus, que pouvaient-ils espérer ? Bien sûr, Barabbas était libre. Bien sûr, il obtiendrait sans doute encore quelques succès. Mais l’occasion inespérée était passée. Jamais plus les circonstances et l’élan ne seraient ainsi réunis.
Le sentiment de sa trahison l’envahit. Il ne comprenait plus, maintenant que son astucieux plan avait échoué, comment il avait pu se laisser aller à ce calcul ignominieux. Sa vie lui parut comme une lutte hésitante, dominée par l’échec. Il n’avait plus de certitudes. Au fond de lui naissait même une idée, qu’il n’osait encore formuler et le plongeait dans un gouffre : il avait trahi Dieu, et il ne s’était rien passé.
Jamais un désespoir pareil ne l’avait étreint. Il erra longtemps, indifférent aux bruits de la ville. De temps en temps, il levait les yeux vers les maisons qu’il longeait, les imaginant l’accueillant, lui et ses troupes, en triomphateurs. Il scrutait le ciel à s’en faire pleurer, sans rien y voir pourtant de cet avenir auquel Jésus avait sacrifié tous ses espoirs.
Un grand bruit le tira de sa songerie. Une foule lui bouchait la vue. Elle criait, huait. Derrière deux soldats, un homme avançait, porteur du patibulum. Dans ce supplicié au corps saignant, il reconnut Jésus. Il bouscula violemment la populace versatile qui conspuait déjà celui que hier elle acclamait. Du premier rang, il vit passer Jésus. Il était de nouveau couvert d’un manteau rouge et on lui avait posé sur la tête quelque chose qui ressemblait à un roncier. Il marchait les yeux baissés. Des gouttes de sang glissaient de son visage et s’écrasaient au sol. Il trébucha une fois et s’agenouilla. Personne ne lui tendit la main. Le brouhaha de la foule cessa à peine. Des moqueries partaient. Il s’arc-bouta sous le poids du bois, et parvint à se relever.
Alors Judas sut que le dernier cadeau qu’il pouvait faire à cet homme qu’il avait aimé sans le comprendre, à ce frère d’armes qu’il avait envoyé à la mort en espérant le sauver, était de partager son sort.
Il entra chez Caleb. La maison était vide, et la table encore embarrassée du dernier repas de Jésus et des siens.
Il n’eut aucun mal à trouver une corde, mais ne voulut pas laisser aux enfants de son compagnon le triste soin de le découvrir. Le Cédron, comme tous les printemps, bouillonnait d’une eau sale dans laquelle il trempa sa simarre. De l’autre côté, en remontant vers un champ, se trouvait un figuier. Il était content d’avoir pris sa décision, heureux de ne plus entendre tempêter sous son crâne la marée des noires pensées qui l’avait submergé. Qu’importait qu’il ait eu tort ou raison : la mort vers laquelle il se dirigeait abolissait la question. Il avait fait ses choix, et même s’il n’en avait pas obtenu ce qu’il espérait, il avait la conviction qu’il n’aurait pas pu faire autrement. En figeant sa vie, la mort lui donnait une signification dont il n’était plus maître. Il partait avec sa vérité. Aux autres de juger maintenant.
Il caressa le figuier de la main, heureux de sentir sous sa paume l’écorce dure dont il arracha un petit morceau. La corde se lova à une branche. Il en tâta la résistance. Quelques bouts de bois et deux grosses pierres lui firent l’escabeau sur lequel il monta après avoir ôté ses vêtements, voulant sentir au dernier moment la caresse du soleil. Il passa la tête dans le nœud coulant qu’il venait de fabriquer et regarda devant lui la ville qui scintillait.
Puis il fit tomber l’assemblage de pierres et de bois.
La corde se tendit.
Les dernières gouttes de sa semence tombèrent sur une pierre ronde, où le soleil les assécha en quelques instants.